Est-il nécessaire de s'appesantir sur l'actualité constante de ce livre? Miron, certes, était devenu dès les années soixante un personnage, une légende vivante. Après la parution de L'homme rapaillé , en 1970, il a obtenu tous les prix imaginables, il a été invité partout, a donné d'innombrables entrevues où il devait une fois de plus s'expliquer, et expliquer le Québec. Je l'ai vu éblouir des Français par la force de son verbe, je l'ai vu tomber de sa chaise en Irlande, accompagné en cela par John Montague, un poète de ce pays, parce que la tribune était trop étroite. Je l'ai vu se relever, indemne, dans un grand éclat de rire, et captiver ensuite l'assistance par son discours, avec son harmonica, et surtout, par la pure puissance de sa poésie. C'est peut-être finalement cela qu'il faut dire: la garantie ultime de l'homme nommé Gaston Miron, la preuve qu'il détenait à l'appui de ses discours et de ce qui ressemblait parfois à des pitreries, c'étaient ses poèmes, ce livre qui a voyagé et qui voyage partout et dont les accents sonnent toujours juste, parce qu'il affirme passionnément l'accident merveilleux de la vie, ce sursaut absolument injustifiable sur le plan logique. Tout devrait nous condamner au néant, et pourtant nous sommes, le monde est. Nous sommes, Québécois, humain, un accident nécessaire.Italo Calvino disait qu'un classique est un livre qu'on a toujours déjà lu, même sans l'avoir lu, et qu'en même temps on lit toujours pour la première fois. Comment ne pas voir que cela s'applique au plus haut point à L'homme rapaillé : si connu, si «archaïque», et pourtant si neuf. Le miracle, c'est que cela puisse être éprouvé même par des lecteurs ou des auditeurs qui n'ont rien à voir avec ce «pays agonique». L'homme rapailllé dit vrai, non seulement au Québec, mais partout: on le reconnaît et on le découvre, simultanément, comme un étonnant compagnon, comme un hasard devenu depuis toujours une nécessité.À force de n'avoir pas voulu écrire, à force de n'avoir voulu être personne, Miron est devenu tous et chacun, et le poète accidentel, l'écrivain empêtré, l'homme de toutes les contradictions, a fini par livrer la plus indubitable des affirmations: ce «ressaut» qui tient le coup, ce livre toujours présent qui nous reconduit, chaque fois que nous l'ouvrons, aux sources de l'avenir.
PIERRE NEPVEU